Anne Hidalgo n’a rien compris au film

Nous reproduisons ici, avec l’autorisation de son auteur, un papier publié dans Mediapart par Jean-François Bayart, adhérent de Marais Louvre, qui montre combien le modèle de développement proposé par l’actuelle Maire de Paris peut être qualifié d’un autre âge…

 

« Si l’on en croit les sondages, Anne Hidalgo sera réélue maire de Paris ce dimanche 28 juin. Le malheur des habitants de la capitale est que le modèle de développement proposé est d’un autre âge. Le problème d’Anne Hidalgo est qu’elle reste prisonnière d’une conception purement cosmétique de l’écologie et d’autre part qu’elle s’est mise dans une position de subordination par rapport au secteur privé. Analyse. 

Si l’on en croit les sondages, Anne Hidalgo s’achemine donc vers une victoire tranquille ce dimanche 28 juin et sera réélue maire de Paris. La seule bonne nouvelle, dans cette hypothèse, est la défaite d’Agnès Buzyn et de Rachida Dati. Aucune de celles-ci n’incarne le nécessaire renouveau de la capitale, au service de ses habitants, et une conception autre de son rapport au jeu politique national. Ce dernier reproche, on ne peut le faire ni à Anne Hidalgo ni à son prédécesseur, Bertrand Delanoë qui, jusqu’à preuve du contraire, n’ont pas fait de leur mandat un tremplin pour une autre carrière politique plus ambitieuse et se sont efforcés d’administrer la ville pour elle-même.

Y sont-ils parvenus ? Cela est loin d’être évident, même si l’on peut créditer Bertrand Delanoë du bénéfice d’une vraie rupture par rapport au Paris pompidolo-chiraco-tiberien, avec son appendice dominatien sulfureux dans le Haut-Marais. Mais si errare humanum est, perseverare diabolicum. Dans sa furia salvatrice, Bertrand Delanoë a commis des fautes – par exemple, en privilégiant le Vélib plutôt que la bicyclette personnelle – que sa successeur n’a malheureusement pas corrigées et a même systématisées, en l’occurrence en reconduisant ce système, au prix d’un grand raté lors du changement de concessionnaire, et en laissant libre cours au calamiteux free floating, pis en l’étendant même aux criminelles trottinettes.

Le problème d’Anne Hidalgo est double. D’une part, elle reste prisonnière d’une conception purement cosmétique, électoraliste et bling bling de l’écologie sans voir en face les contradictions dans lesquelles elle s’enferre et qui ruinent ses effets d’annonce : à savoir l’aporie d’un projet qui prétend accoucher d’une ville verte tout en organisant les Jeux Olympiques et en donnant la priorité au développement du tourisme de masse et de fêtards, alors que Paris est déjà la première destination mondiale, que la « capacité de charge »[1] de son centre est largement dépassée et que la responsabilité du tourisme dans l’artificialisation des sols et les émissions de gaz à effet de serre est avérée.

D’autre part, Anne Hidalgo s’est mise dans une position de subordination par rapport au secteur privé sans lequel elle estime ne pas pouvoir travailler[2], mais qui subvertit l’intérêt général des Parisiens au profit de son profit – formulation délibérément tautologique car par définition les entreprises sont là pour faire du profit, non pour servir l’intérêt général qui revient à la puissance publique. Faire ce constat élémentaire ne revient pas à stigmatiser l’entreprise, mais à dénoncer un pouvoir politique qui lui délègue l’exécution de sa propre mission. Autant confier à un chat la protection de l’espèce des souris… Recourir à cette métaphore ne revient pas à proposer la collectivisation des chats, mais simplement à ne pas leur donner le pouvoir de veiller au bien-être des souris. Or, c’est bien ce que fait Anne Hidalgo.

De ce point de vue la manière dont elle gère la sortie du déconfinement est emblématique de ses incohérences et de ses compromissions. Bonne tacticienne, elle surfe sur la pandémie pour faire passer en force son programme de piétonisation du centre-ville. Le confinement a été pour elle une formidable aubaine qui a fait oublier le chaos dans lequel elle avait plongé Paris du fait de son volontarisme autoritaire en matière d’urbanisme. Par ailleurs l’arrêt obligatoire de la circulation automobile a légitimé aux yeux des Parisiens cet impératif catégorique de la limitation du rôle de la voiture dans la capitale. Elle aurait pu en profiter pour rééquilibrer sa politique en tenant mieux compte des besoins réels des habitants et des entreprises, au prix apparemment douloureux pour elle d’une plus grande concertation. Hélas ! Ses vieux démons ont repris le dessus.

C’est donc par oukase qu’elle a décrété la piétonisation de certaines parties du centre-ville sous prétexte sanitaire. Dans des rues entières du Marais, par exemple, elle a supprimé les places de stationnement résidentiel et de livraison en les neutralisant par des barrières, officiellement dans le but de faciliter l’évolution des piétons et la distance entre ceux-ci. Outre que le dispositif est particulièrement disgracieux dans l’un des plus beaux quartiers de Paris, il est absurde. Comme il faut laisser libre l’accès aux portes cochères, aucune continuité de la circulation n’est assurée pour les piétons dans les espaces ainsi confisqués qui se présentent sous la forme d’enclaves inutiles et vides. Les piétons préfèrent donc marcher sur la chaussée, à leurs risques et périls.

Par ailleurs, ce dispositif, décidé de manière purement technocratique sans qu’ait jamais été sollicité l’avis des principaux concernés, rend leur vie quotidienne infernale. Il leur faut maintenant traîner leurs poubelles sur plusieurs numéros pour que les éboueurs puissent les prendre, et ensuite les rapporter. Les bénéficiaires du stationnement résidentiel, qui ont payé une carte annuelle – jadis gratuite – n’ont plus de places où garer leur véhicule. Les artisans, les livreurs ont également vu disparaître l’un de leurs outils de travail.

L’effet d’éviction sera à court terme inévitable. Les habitants de Paris qui n’ont plus le droit concret d’avoir de voiture, moyen de transport nécessaire pour certains d’entre eux, laisseront la place aux locations saisonnières du type Airbnb contre lequel Anne Hidalgo prétend vouloir lutter, et les rares ateliers qui ont résisté à la gentrification du Marais quitteront un quartier auquel ne peuvent plus accéder leurs fournisseurs ou leurs clients. Les commerces indispensables à la vie courante, et notamment les commerces de bouche, fermeront, tout comme les écoles, en mal d’enfants. La tendance, déjà enclenchée, s’intensifiera et la transformation de Paris en ville-musée vouée à la « fête » et à la consommation de masse sera irréversible, alors même que la pandémie a mis en lumière la vulnérabilité économique de ce modèle de développement déséquilibré et que les Vénitiens, les Berlinois, les Amstellodamiens, les Barcelonais s’insurgent contre lui. Le désastre patrimonial et social du Marais, que la piétonisation le dimanche a transformé en shopping mall à ciel ouvert, et privé de la seule ligne d’autobus, celle du 29, qui le traverse – c’est un comble ! – devrait pourtant servir d’avertissement.  

La concession à titre gracieux de l’espace public aux restaurants et aux débits de boisson est du même ordre. Les nuisances sonores des terrasses sont l’un des principaux maux dont se plaignent des quartiers entiers. La surexposition au bruit est devenu un problème majeur de santé publique[3]. La puissance publique s’est avérée incapable de faire respecter la loi depuis des lustres, et a même fait preuve d’une complaisance qui frise la compromission. Frédéric Hocquard, adjoint à la maire, en charge de « la vie nocturne et de la diversité de la vie culturelle », est le lobbyiste patenté d’une partie au moins de cette profession dont il ne faut pas sous-estimer la surface financière et l’entregent dans les couloirs de l’Hôtel de Ville, des mairies d’arrondissement, de la Préfecture, du Parlement et du gouvernement. La libéralité qui est ainsi consentie à la limonade, et qui soulève d’ailleurs de grosses interrogations en termes d’égalité devant la loi et l’impôt ou en matière de distorsion du marché, n’a plus aucune justification économique dès lors que les restaurants et cafés peuvent à nouveau accueillir leur clientèle. Mais, bien sûr, il ne s’agit pas de cela. Gageons que ce dispositif sera reconduit au prochain printemps au nom du principe de la fête continue à laquelle se doit Paris dans l’esprit de la première magistrate, et sous la pression continue de la corporation.

Le hic est que dès les premiers soirs du déconfinement un certain nombre d’établissements réputés pour leur mépris absolu de la loi et l’impunité dont ils jouissent, tels que le Cox, les débits de boisson de la place Sainte-Catherine, La Perle, n’ont tenu aucun compte de la réglementation en matière de gestes barrières. Le 21 juin la Fête de la Musique a donné lieu à des débordements insensés de la part de ces mêmes entrepreneurs qui, par esprit de lucre plutôt que de fête, ont mis en danger leurs consommateurs, mais aussi l’ensemble de la ville. Leur responsabilité sera écrasante si l’épidémie doit reprendre, et plus encore celle d’Anne Hidalgo et du Préfet de Police.

Plus préoccupant encore : un nombre croissant d’incidents opposent les riverains excédés par la violation de la loi dont ils sont les victimes, nuit après nuit, à des propriétaires de bar qui les menacent physiquement à la suite de leurs protestations, comme rue Greneta, dans le IIe arrondissement, ou dans le quartier de la rue Oberkampf, dans le XIe arrondissement. La mise en vaine pâture de la voie publique nuit directement à la tranquillité et à l’ordre publics dont les édiles sont pourtant les garants.

Troisième exemple, la remise en service des moyens de locomotion en free floating. Ces derniers sont laids, écocides, coûteux, dangereux tant pour leurs utilisateurs que pour les piétons. Ils encouragent un usage prédateur de l’espace public et une irresponsabilité complète de leurs consommateurs qui leur font endurer ce qu’ils n’oseraient pas faire à un engin dont ils seraient propriétaires. D’où ces deux roues jetés n’importe où sur la chaussée, et pourquoi pas dans la Seine. So fun.

S’y ajoute maintenant un danger sanitaire : les poignées des vélos et des trottinettes, qui passent de mains en mains toutes les trente minutes, sont des vecteurs potentiels de la Covid-19, au même titre que les caddies de supermarché, encore que ceux-ci sont désormais désinfectés à intervalles réguliers. Il eût été possible à Anne Hidalgo d’invoquer le risque sanitaire pour interdire ces formes de mobilité dont les spécialistes soulignent qu’elles sont inadaptées à la configuration d’une ville comme Paris, plutôt que d’essayer d’en tirer quelques misérables sous en leur appliquant une redevance dérisoire et en les légitimant par ce biais, au péril de la sécurité des Parisiens[4].

J’entends déjà les habituelles objections : la Ville de Paris n’a pas les compétences pour ce faire, et personne n’avait prévu la déferlante du free floating qui pourtant dévastait déjà d’autres métropoles. Il est néanmoins curieux de voir Anne Hidalgo savoir passer en force et imposer sa volonté à la Préfecture de Police quand il s’agit de chasser la voiture des voies sur berge ou de la rue de Rivoli, mais tomber en procrastination lorsqu’il faut engager un bras de fer contre les lobbies privés, qu’ils soient ceux de la bière ou des deux roues.

La maire de Paris et les maires d’arrondissement sont pourtant responsables de la tranquillité publique, de l’ordre public, de la santé publique, et s’ils n’ont pas tous les moyens exécutifs dans leurs mains pour faire valoir leurs obligations légales ils ont l’autorité morale et politique pour y contraindre l’Etat, à savoir, en l’occurrence, la Préfecture de Police, ou faire constater sa carence fautive. C’est bel et bien la volonté politique qui fait défaut à Anne Hidalgo, soit parce qu’elle ne voit pas l’incohérence de son projet, soit parce qu’elle s’est placée dans un rapport de subordination avec le secteur privé.

Il faudrait relire à la lumière de cette hypothèse les différents épisodes qui ont émaillé ses mandats successifs, comme la gestion de l’extension de Roland-Garros aux dépens du Jardin des serres d’Auteuil ; la mise en concession de la verbalisation du stationnement irrégulier au profit de Streeteo qui a suscité tellement d’abus que le Défenseur des Droits a dû s’en saisir et la Ville de Paris déposer plainte ; le naufrage d’Autolib’, lancé en 2011 en partenariat avec le groupe de Vincent Bolloré ; les facilités municipales accordées aux fashion weeks écocides ; la mise en concours du marché de la construction de trois passerelles marchandes sur la Seine au mépris des règles de la commande publique, dont s’est ému le Conseil d’Etat ; le contrat hasardeux avec Clear Channel en vue de l’installation de 1 630 panneaux publicitaires sur la voie publique ; le premier feu vert donné au projet calamiteux de rénovation de la Gare du Nord par le groupe Auchan, avant que la maire ne se rétracte devant la bronca ; sa conversion aux bienfaits du travail le dimanche qui booste les zones économiques inernationales ; le recours au privé pour le concours Réinventer Paris ; et surtout la scène primitive de son mandat, l’épisode aberrant de la vente à Unibail du sous-sol du Forum des Halles à une époque où un certain Bernard Grivaux en était l’un des dirigeants[5]. Unibail dont la filiale Viparis s’est vu octroyer la concession du parc des expositions de la Porte de Versailles et qui est le promoteur de la très contestée tour Triangle dans ce même quartier[6]. Le monde parisien est décidément très petit…

Le malheur des habitants de la capitale est que ce modèle de développement est d’un autre âge, comme le confirment le réchauffement climatique et la pandémie de la Covid-19. Mais Anne Hidalgo n’a rien compris au film, ou peut-être la moitié seulement de celui-ci. Elle n’a pas été capable de saisir que les fondements mêmes de son projet politique et de ses méthodes de gouvernement étaient dépassés. Elle n’a pas su définir une nouvelle ambition, moins autoritaire dans la prise de décision, plus subtile dans l’application, plus radicale dans ses buts ultimes. Elle n’a pas eu l’audace de remettre en question, haut et fort, la tenue des Jeux Olympiques – désastre environnemental annoncé, prise de risque financière et économique insensée en ces temps de pandémie –, pas plus que le chantier à venir de la Gare du Nord, en invoquant les nouvelles évidences, comme elle l’a fait pour transformer en piste cyclable la rue de Rivoli, en restant sur un petit braquet. Elle n’est pas revenue sur le privilège qu’elle a toujours accordé aux deux roues – y compris motorisés – sur la marche à pied, moyen de déplacement le plus naturel, le meilleur pour la santé, et souvent très réaliste dans une ville ramassée comme l’est Paris pourvu qu’on donne aux piétons des conditions acceptables de déplacement. Elle n’a pas la lucidité de s’interroger sur les risques sanitaires de la 5G, à l’instar de villes aussi ringardes que Lausanne ou Genève.         

Elle a juste eu l’habileté tacticienne et électoraliste d’enfermer le débat dans une fausse alternative qui a valu aux écologistes leur défaite au premier tour et leur ralliement à sa candidature au second : si tu es contre ma politique, tu es pour la voiture. C’est ce que l’on appelle une psychomachie, c’est-à-dire une illusion. La vérité concrète est que les Parisiens sont tous, à un moment ou un autre, automobilistes, cyclistes, usagers des transports publics et piétons, et qu’ils éprouvent tous, dans ces différents statuts, une terrible frustration quant à leur qualité de vie, à commencer quand ils marchent, poursuivis par des deux roues sur des trottoirs sales, souillés de publicité illicite au sol, dont les dalles mal jointes les font trébucher et qu’éventrent des travaux sans fin. Ils aiment tous les terrasses de café de manière atavique, mais celles-ci sont devenues leur cauchemar quand des centaines de consommateurs éméchés s’y agglutinent en vociférant et en criant aux voisins excédés de « partir à la campagne ».

En dépit de ses inconvénients et parfois de sa cruauté, le confinement a été un moment de suspension magique où l’on a pu marcher, entendre le silence d’une ville sans voitures et peuplée d’oiseaux, rêver à l’invention d’une autre citadinité quand la liberté nous serait rendue. Le songe s’est dissipé, et l’enfer s’est reconstitué, en pire. Faute d’offre politique prometteuse je prends donc au sérieux l’injonction des fêtards, et je partirai à la campagne jeudi pour pêcher dimanche.

 

[1] Le rapport entre la fréquentation d’un site et sa durabilité environnementale et sociale. Voir l’entretien avec Julien Rochette (IDDRI) in Libération, 6-7 juillet 2019.

[2] « J’assume de travailler avec le privé. Un maire qui ferait sans ne tiendrait pas deux secondes. Le privé doit jouer son rôle dans les transformations de la ville » (Libération, 6 mars 2020.)

[3] Libération, 9-10 juin 2019 ; Le Monde, 13 mars 2019

[4] Le Monde, 22 mars 2019. Eric Sadin, spécialiste du numérique, estime que, faute de pouvoir réaliser des infrastructures spécialisées coûteuses et longues à mettre en place, la seule solution, à Paris, serait d’interdire les trottinettes, comme l’a fait Barcelone (Le Monde-L’Epoque, 12-13 janvier 2020, p. 4.)

[5] Voir la remarquable enquête de Françoise Fromonot, La Comédie des Halles. Intrigue et mise en scène, Paris, La Fabrique, 2019.

[6] Le Canard enchaîné, 6 mars 2019. »

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