L’an passé nous avions choisi l’anniversaire de la Libération de Paris le 25 août 1944 pour rappeler qu’à cette date Paris avait essuyé un bombardement meurtrier ainsi que plusieurs communes de banlieue. Nous écrivions à ce propos:
« Malgré la liesse générale, après la capitulation, les Parisiens et la banlieue proche (Saint-Ouen, Ivry, Saint-Denis et Vitry) subiront dans la nuit du 26 au 27 août un bombardement vengeur qui fit, selon les sources, entre 200 et 374 morts, 900 et 1500 blessés. Une sorte d’action mortifère ultime de la part de certains militaires allemands qui n’acceptaient pas leur défaite. L’hôpital Bichât subit d’importants dégâts ainsi que plusieurs endroits de la capitale, en particulier au centre de Paris au carrefour des rues Vieille du Temple et des Francs Bourgeois où plusieurs immeubles furent éventrés faisant 21 morts. Les bâtiments durent être reconstruits, notamment l’Hôtel d’Hérouet et sa tour qui a été rebâtie à l’identique. Les immeubles concernés sont facilement reconnaissables encore aujourd’hui étant plus récents par rapport aux autres.«
Que s’est-il passé exactement au croisement des rues Vieille du Temple et des Francs Bourgeois dans la nuit du 26 au 27 août ? Eliane Noêllet alors enfant habite avec ses parents et son frère Roland au 51 rue des Francs Bourgeois « dans un immeuble moderne, un des premiers à avoir été construit en béton armé. Le bâtiment abrite en rez-de-chaussée la boulangerie Verchère et un salon de coiffure. Au dessus sont installés des entrepôts de marchandises, de tissus et de produits pharmaceutiques. Aux deux derniers étages on trouve des appartements et des ateliers d’artistes« . Eliane témoigne :
« 23h30, je suis couchée. Des hurlements de sirène. En même temps des explosions. Ce sont des bombes incendiaires. Elles sont tombées sur notre immeuble. Des flammes. De la fumée très épaisse. Et une odeur âcre de brûlé. L’obscurité. Des éboulements. Des cris. Des crépitements… Papa me dépose, en chemise de nuit, dans un endroit noir où il y a un sèche-linge de plafond avec des épingles. Sûrement une cuisine. « Ne bouge pas ! Je reviens ! » me dit-il en partant à la recherche de mon frère Roland. Il y a quelques instants alors que nous essayions de descendre, une forte déflagration s’est produite. Je tenais les mains de Maman et de Marie-Louise Hurez. Un escalier s’est effondré. Marie-Louise a été entraînée dans le trou laissé par l’ascenseur. Elle serait morte sur le coup. Son sac à main a glissé sur mon bras gauche. J’ai été blessée à la jambe. Monsieur Raoul Hurez a crié « Il faut sauver les gosses ! ». C’est peut-être à ce moment-là que mon petit frère a échappé des bras de Papa. A tâtons et muni d’une lampe électrique qui perce difficilement la poussière et la fumée, Papa retrouve Roland protégé par le plâtras qui l’a recouvert. Mais il n’y a plus d’escaliers ni de cages d’ascenseur. Seule issue les cages des monte-charges qui donnent sur la rue des Guillemites. Raoul Hurez et Papa nous font glisser le long de gros cylindres d’acier. Maman reste accrochée quelques instants par son slip… Tricoté par elle avec du coton d’avant-guerre, il a résisté à son petit poids et lui a sauvé la vie. Arrivés en bas dans la rue nous sommes dirigés vers un abri, la cave de l’immeuble d’en face. Raoul a les cheveux brûlés, il est pieds nus. Il lui faut une paire de sandales pour remonter dans l’immeuble. Il supplie les badauds. Malgré l’interdiction il part avec Papa à la recherche de Marie-Louise. Des gens généreux nous accueillent dans leur appartement de la rue des Archives. Maman a honte de l’état dans lequel nous mettons les draps. Nous sommes tellement sales !
Le lendemain matin une foule de curieux encore en fête s’est amassée devant les décombres de l’immeuble. Pour les sinistrés quelques petits objets à récupérer. Maman espère retrouver un petit coffre à main. Rien ! Les pillards ont commencé leur œuvre. Mes parents ne récupèreront que quelques petites cuillères de leur ménagère. Elles ont conservé les traces de la catastrophe. Mes parents ont tout perdu. Sur la soixantaine de locataires dix-neuf survivants à peine. Une seule famille au complet, la nôtre. Madeleine Moenne-Locoz a été sérieusement brûlée par le phosphore. Tout près d’elle une jeune femme a été tuée sur le coup et son mari agonisait sur le sol, les deux jambes coupées. Papa estimait déjà être « un mort en sursis » depuis l’ablation d’un rein gelé pendant son service militaire en Alsace. Aujourd’hui nous sommes vraiment des rescapés ! L’odeur du brûlé, la carcasse métallique de l’immeuble et les plâtras hanteront mes cauchemars pendant des années. Longtemps j’ai refusé de quitter mon imperméable et mes galoches, comme longtemps je me suis couchée toute habillée. Nous avons été hébergés, rue Elzevir, dans l’appartement d’un monsieur qui était parti en vacances. Mes parents ont attendu une aide. Dix ans plus tard Maman apprit qu’il aurait fallu réclamer l’indemnité. Pour les sinistrés qui ne l’avaient pas fait à temps c’était trop tard, ils n’ont jamais rien perçu. »
Il n’y avait là aucun objectif stratégique. S’agissait-il d’un raid vengeur de la Luftwaffe ? En fait, « une centaine de bombardiers du IXème Fliegkorps de la Luftwaffe s’est approchée de Paris par le Sud. L’objectif était de couper les voies d’approvisionnement de la capitale (Sceaux, Montrouge, Châtenay-Malabry, Villacoublay). Selon le rapport exhumé des archives allemandes par Bruno Renoult et James West (1944 Guerre en Ile de France), il n’est pas question de lâcher des bombes sur Paris. Les appareils ont décollé de Belgique, chargés de bombes incendiaires et explosives. La DCA américaine, non prévenue à temps, n’est pas prête à tirer. Les premières bombes tombent sur Montrouge puis les explosions illuminent Paris. Les avions regagnent leur base sans perte si ce n’est l’accident mortel, à l’atterrissage, d’un lieutenant allemand. »
Source : https://liberation-de-paris.gilles-primout.fr